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Louis-Victor Baillot, le dernier survivant
de Waterloo. Article de Jean-Pierre Bibet, paru en 1998,
à la "Librairie des deux empires", que nous remercions ici.
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Chaque jour, les habitants de Carisey (1), dans le département
de l’Yonne, voyaient passer dans leurs rues, presque aux mêmes
heures, un brave gaillard qu’ils saluaient respectueusement
et amicalement. De grande taille, très droit malgré son grand
âge, marchant encore d’un pas alerte et militaire, tenant
dans la main une canne avec laquelle, parfois, il décrivait
d’impressionnants moulinets, revêtu d’une ample redingote
sombre, taillée dans ce drap inusable des manteaux d’infanterie
d’autrefois, à la boutonnière, deux larges carrés de rubans
:un rouge, indiquant la légion d’honneur, un autre à raie
rouges et vertes, celui de la médaille de Sainte-Hélène ;
le visage balafré d’une large cicatrice qui lui zébrait le
front et le crâne. Menant une vie simple et tranquille comme
fût celle des populations rurales de cette époque, il gardait
religieusement dans ses pensées le souvenir de l’empereur
et resta jusqu’à l’aube de notre siècle le vivant témoignage
de la grande épopée impériale. Cet homme se nommait Louis
Victor Baillot, né à Percey, le 9 Avril 1793. L’histoire de
Louis Victor Baillot commence, en juillet 1812, lorsque faisant
partie de la seconde levée en masse, il fut dirigé au dépôt
de Neuf-Brisach, en Alsace où il fut incorporé au 3e bataillon
de la 105e demi-brigade (?) d’infanterie de ligne. A peine
équipé, le bataillon quitte Neuf-Brisach pour Mayence et cantonne
pendant deux mois à Erfurt avant de rejoindre au printemps,
sur la Vistule, les débris de la Grande Armée. Louis Victor
Baillot reçoit le baptême du feu à Wittenberg, le 17 avril
1813 et assiste aux opérations militaires qui eurent lieu
dans le Mecklemboug, soutint, de septembre 1813 à août 1814,
sous les ordres du maréchal Davout, duc d’Auerstaedt, prince
d’Eckmühl, le long et honorable siège de Hambourg. Revenu
en France, licencié par les Bourbons, le 13 août 1814, Louis
Victor Baillot est rappelé en avril 1815. Réintégré dans le
105e régiment d’infanterie de ligne et employé à l’armée du
Nord, il fait mouvement vers la Belgique. Le 14 juin 1815,
à Beaumont, Napoléon, contraint d’entrer de nouveau en campagne,
appelle au dévouement de l’armée et galvanise les énergies.
Louis Victor Baillot, qui assiste à la proclamation, voit
l’empereur pour la première fois. Venant de Marchiennes puis
de Gosselies, le 105e se porte le 16 juin, aux Quatre Bras
où la position vient d’être enlevée par le maréchal Ney. Le
17 juin 1815, le ciel couvert de sombres nuages, laissa éclater
un orage d’une violence inouïe. Malgré la pluie diluvienne,
les canonnades et les charges se poursuivaient sans arrêt.
La plaine devint bientôt un immense bourbier. Louis Victor
Baillot s’enfonçait dans la boue jusqu’aux genoux. A la tombée
de la nuit, il parvint difficilement sur le plateau du Mont
St Jean. Obligé de camper sur les seigles mouillés, dans l’impossibilité
d’allumer un feu sur le terrain détrempé, il dut se contenter
des maigres provisions dont il disposait et passa la nuit
dans des conditions très pénibles. Le 18 juin, la pluie ayant
cessé de tomber, peu à peu, la ligne des combattants est éclairée
par le soleil. A 11 heures et demie, de son observatoire de
Rossomme, l’empereur ordonne l’ouverture du feu. Le 105e,
placé en seconde ligne, avance avec succès, malgré le feu
meurtrier de l’ennemi et enlève à la baïonnette une position
tenue par les anglais. Mais, quelques instants après, les
écossais couchés dans les blés se levèrent et tirèrent à bout
portant sur les français, lesquels surpris par cette attaque
imprévisible durent reculer. Se ressaisissant, les hommes
du 105e, s’avancent à nouveau, lorsque soudain, surgissent
les redoutables dragons gris écossais lancés par Wellington
. La charge, d’une rare violence, fauche des rangs entiers.
Louis Victor reçoit un violent coup de sabre sur la tête,
mais grâce à sa gamelle déposée sous sa coiffure, il échappe
miraculeusement à la mort. Blessé d’une large plaie, assommé
et couvert de sang, il est laissé pour mort sur le champ de
bataille. Ramassé par les anglais, le lendemain, il sera emmené
en captivité sur les pontons de Plymouth. Libéré à la fin
de1816, il débarque à Boulogne-sur-Mer, rejoint Auxerre à
pied, où il est réformé comme phtisique au deuxième degré.
Chassé par son père, refoulé par sa mère et son frère, effrayés
de voir surgir un revenant, il devra insister encore longtemps
pour convaincre sa famille qu’il est vivant. Plus tard, il
évoquera avec passion ses campagnes napoléoniennes. Louis
Victor raffolait de musique et de parade militaire. Pendant
longtemps, il ne manqua jamais une occasion d’assister au
défilé annuel de la garnison d’Auxerre, où s’était fixée sa
fille, épouse du maréchal des logis de gendarmerie Charles
Jolly. Il ne tarda pas à constater que l’infanterie n’était
plus celle de son époque. Le pantalon garance avait fait son
apparition en 1829, la tunique bleu foncé avait remplacé l’habit
; on portait le shako;le fusil Gribeauval « modèle 1777 »,
encore en service aux Cent-Jours, avait été, hélas, remplacé
par le fusil « Chassepot ». Mr Grolleron, de Seignelay(Yonne
),peintre militaire, s’est vu le soin de faire un portrait
de Baillot, en avril 1897. Louis Victor est décédé à Carisey
dans la maison habitée aujourd’hui par Mr Gilbert Kerne, ancien
maire, le 3 Février 1898, à 2 heures du matin. Il était alors
âgé de 104 ans, 9 mois et 24 jours . Sa longue existence qui
avait commencée 2 mois et 19 jours après la mort de Louis
XVI, et en a fait un témoin des plus nombreux changements
de l’histoire de France, s’est terminée à la troisième année
du mandat de Félix Faure, sixième Président de la république
française. Au cours de cette froide matinée du 5 février 1898,
une foule innombrable était rassemblée autour du maire, Mr
Alexandre Millot, et les personnalités du département, venus
rendre hommage au dernier survivant de la morne plaine. Photographié
peu de temps avant, le vénérable vieillard hante paisiblement
la salle du conseil de la mairie de Carisey. Son doux sourire
comme un regret brisé ressurgit, laissant place aux souvenirs
de la saga révolutionnaire et impériale qui enfièvrent notre
imagination et suscitent sympathie et admiration. Alors sortent
des brumes du passé ces vieux soldats, ces hommes de bronze
qui revivent un instant avant d’aller flotter à la dérive
du temps, tandis que parvient l’écho de leurs vivats, le cri
répété des victoires et des mourants sous l’aigle agonisant
de : « Vive l’Empereur » --------------------------------------------------------------------------------
NDLR. Carisey se trouve sur le territoire de la commune de
Flogny-la-Chapelle, à 24 km, à vol d'oiseau, au nord-est d'Auxerre.
La tombe de Victor Baillot se trouve toujours au cimetière.
Sur la dalle on peut lire : Le dernier de Waterloo Victor
Baillot Médaillé de Sainte-Hélène Chevalier de la Légion d'Honneur
Mort à 105 ans.
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