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Afin d'être le plus complet possible voici un excellent
article de Jean-Pierre Léonardini, retracant excellemment
la longue et tumultueuse vie de Ernst Yünger.
<<Mort à cent deux ans d'un patriarche sans postérité
Nihiliste épris de nature, nietzchéen de
droite, nationaliste allemand non nazi, amateur de papillons,
guerrier courageux, fin lettré et styliste émérite, il n'en
finira pas de diviser une Allemagne à qui il ressemble, de
toutes ses contradictions affichées en lui au grand jour.
L'ECRIVAIN Ernst Jünger, doyen des lettres d'Allemagne, auteur
de quelque cent ouvrages, s'est éteint hier matin, à l'âge
de cent deux ans, à Wilfligen, en Souabe, au sud-ouest du
pays, où il s'était retiré depuis 1950. Des existences comme
la sienne, on n'en fait plus. Guerrier, aventurier, voyageur,
poète, philosophe, scientifique (amateur de coléoptères, tout
comme Nabokov et Yourcenar, il fut un entomologiste passionné
; quelques scarabées et papillons portent son nom), Jünger
cristallise à lui seul maintes passions allemandes. Au gré
de ses différentes attitudes devant le siècle et le monde,
il a été tant"t porté aux nues, tant"t violemment décrié,
car il est vrai qu'il affirma, sa vie durant, au milieu d'une
foule de contraintes habilement surmontées, la liberté autant
que faire se peut d'un "junker" intelligent, sûr de lui et
de ses valeurs d'anarchiste réactionnaire. Quant au style,
qui est l'homme comme on dit, il a des étincellements d'épée,
justement, telle celle brandie, en son temps, par chaque étudiant
duelliste de la ville universitaire d'Heidelberg, haut lieu
du romantisme et du nationalisme, où il naquit le 29 mars
1895. A peine sorti de l'adolescence, rêvant d'héroïsme, il
s'engage dans la Légion étrangère française, dans le dessein
d'embarquer pour l'Afrique. Son père le rattrape in extremis.
La déclaration de guerre d'août 1914 va combler ses voeux.
Volontaire de la première heure, le jeune officier, saignant
de quatorze blessures, reçoit la plus haute distinction prussienne,
"Pour le mérite". Ecrits à vingt-cinq ans, ses "Orages d'acier",
salués par Gide ("le plus beau livre de guerre..."), le rendent
célèbre en un clin d'éil. C'est en même temps une magnification
de la boucherie et une description impavide de l'horreur qui
lui incombe, au fil d'une rhétorique d'ores et déjà reconnaissable.
En 1923, le soldat se voue à l'étude ; philosophie et zoologie,
tout en prenant fait et cause, dans leurs journaux, pour les
tenants de la droite nationaliste, "Casques d'acier" et "Corps
francs", entre autres, ceux-là mêmes qui avaient assassiné,
en 1919, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht. Ses essais d'alors,
"le Coeur aventureux" (1929) et "la Mobilisation totale" (1931),
prônent la révolution nationale et caressent dans le sens
du poil le nazisme affûtant ses couteaux. Nazi, pourtant,
Jünger refusera de l'être, malgré de fréquents appels du pied
de Hitler au héros de la Première Guerre mondiale. Des portraits.
au vitriol Si "le Travailleur" (1932) fait l'éloge de la technique
au service d'un homme propre à la maîtriser, tout en fustigeant
la mollesse du bourgeois épris de sécurité, en 1939, avec
"Sur les falaises de marbre", Jünger, sous forme de parabole,
prendra ses distances avec les hordes qu'il méprise. Ce livre
trouvera en Julien Gracq un exégète avisé. Durant la Seconde
Guerre mondiale, Jünger est à Paris sous l'uniforme de la
Wermacht, chargé des rapports avec les intellectuels français.
Dans ses "Carnets" d'alors, il tracera d'eux des portraits
au vitriol, avec l'oeil d'aigle du vainqueur à qui rien n'échappe.
Après l'attentat raté contre Hitler le 20 juillet 1944, Jünger
est mis à l'écart à cause de ses liens connus avec l'un des
initiateurs du complot, le général-comte Karl-Heinrich von
Stuelpnagel. Il est interdit de publication par les Alliés
après la guerre. Les Allemands, décidés à se refaire une virginité
"démocratique", accablent Jünger. Brecht est alors un des
rares à le défendre et à aider à sa réhabilitation. Jünger
se retire et cultive une aristocratique solitude, dont témoigne
son "Traité d'un rebelle" (1951). C'est alors que l'Allemagne
commence de sérieusement s'interroger sur cet homme encombrant,
au profil de médaille, sorte de Parsifal à cheveux blancs
respecté par Heidegger et féru de nature (vers la fin, il
avouait quelque sympathie pour les Verts, "même s'ils paraissent
incapables de distinguer un chêne d'un tilleul"). Avec la
montée en force des idées de réconciliation franco-allemande
et d'Europe unie, l'homme d'arme si cultivé se transforme
assez vite en prophète. On le visite de toutes parts. En 1984,
il est d'une cérémonie à la mémoire des victimes des deux
guerres en présence d'Helmuth Kohl et François Mitterrand,
qu'il recevra l'un et l'autre chez lui, à Wilflingen. En 1988,
Jünger accompagne Kohl à Paris pour le vingt-cinquième anniversaire
du traité franco-allemand. Il est encore reçu à l'Elysée par
François Mitterrand. Ce dernier voit en lui "un homme libre,
dont la pensée se moque des modes et attire la polémique (...).
La vérité cherche dans cette pensée son équilibre entre des
forces contradictoires". Une écriture raffinée Etrange Allemagne,
capable d'enfanter le pacifisme d'un Herman Hesse, le nihilisme
héroïque d'un Jünger, l'humanisme classique d'un Thomas Mann
ou celui, plus caustique et prosaïque, d'un Brecht. De fait,
Jünger a plus d'un trait de ressemblance avec Ernst von Salomon
(1902-1972), membre des Corps francs, hobereau prussien autant
ennemi des démocrates que de la démagogie hitlérienne, qui
prit la plume pour raconter sa vie non sans humour. L'éuvre
de Jünger s'étend maintenant sous le regard de ses compatriotes
et des autres Européens, libre de droits en somme, et d'abord
celui d'aller y voir de près. L'homme ne se résume pas à ses
prises de position alternatives, à son antisémitisme, avéré,
jamais par lui dénié, à son attitude martiale ou de moine
soudain raccrochant l'épée au mur du château. Il y a, dans
le vitalisme maîtrisé de son écriture raffinée, parfois quasiment
minérale, on n'ose dire "racée", quelque chose qui décidément
l'installe dans le camp des lettres au plus haut sens du mot,
quand bien même Sartre, un jour, déclara : "Je le hais, non
comme Allemand, mais comme aristocrate." Mais laissons le
mot de la fin à Heiner Müller : "Le problème de Jünger est
un problème du siècle. Sa première expérience n'a pas été
les femmes, mais la guerre." JEAN-PIERRE LEONARDINI >>
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Ernst Jünger, Guerre 14-18
Ernst Jünger, 2nde Guerre Mondiale
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