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Afin d'être le plus complet possible voici un excellent
article de Philippe Bernard, retracant la longue vie du dernier
des tirailleurs, Abdoulaye Ndiaye.
<<Le dernier de la " Force noire ", par Philippe
Bernard Journaliste au Monde.
Dans un village du Sénégal, l'envoyé spécial du journal Le
Monde avait rencontré, au cours de l'année 1998, Abdoulaye
Ndiaye, cent quatre ans, dernier survivant du bataillon des
tirailleurs sénégalais, qui se distinguèrent, par leur courage,
dans les tranchées de " quato'ze-dix-huit ". Quelques mois
plus tard, le 10 novembre, à la veille de recevoir la Légion
d'honneur, le vieil homme mourait. Le Monde publiait alors,
sous la plume de Philippe Bernard, l'article que nous reproduisons
ci-dessous [1]. D'un geste brusque, Abdoulaye Ndiaye chasse
les mouches qui agacent ses yeux vides. Puis sa main alourdie
par l'œdème s'élève jusqu'à son front. De son crâne de vieil
ébène bosselé, il va extraire peu à peu des souvenirs de vétéran
de guerre. Celle de " quato'ze-dix-huit ", " la guerre des
Français ". Parsemant la musique saccadée du wolof, des mots
familiers mais anachroniques surgissent, au fil des heures,
de sa bouche édentée : " La Somme ", " tranchées ", " matricule
14576 ", " Saint-Raphaël ", " Dardanelles ". Au bout de la
piste sablonneuse, dans ce misérable village sénégalais de
Thiowor flétri par la sécheresse sahélienne, à des années-lumière
de Verdun, Abdoulaye Ndiaye fouille au plus profond de sa
mémoire de centenaire. Dans son boubou rapiécé, coiffé d'une
petite chéchia blanchâtre en coton mité, il fait face au cercle
des villageois et à une nuée d'enfants interloqués devant
le Blanc venu de Paris juste pour parler à leur " vieux "
d'une guerre dont ils ignorent jusqu'à l'existence. Par salves
entrecoupées de signes de lassitude et de moments d'égarement
qui font s'esclaffer l'assistance, il redonne vie aux souvenirs
dramatiques que sa fiche militaire, établie à Saint-Louis
du Sénégal et retrouvée au service des pensions de Pau (Pyrénées-Atlantiques),
confirme en termes administratifs : " Blessé en août 1914
en Belgique par balle. Passé au 7e RTS [régiment de tirailleurs
sénégalais] le 8 mai 1916. Blessé le 1er juillet 1916 devant
Asservilliers (Somme). Deux fois blessé : a droit à la qualité
de combattant. " Le doute n'est alors plus possible : le très
grand vieillard à barbiche, à demi allongé à même les racines
d'un acacia, dans la touffeur de l'octobre tropical, est bien
l'un des 180 000 Africains (sur un total de 600 000 " coloniaux
") enrôlés par la France en 14-18, sans doute le dernier survivant
de la fameuse " Force noire à consommer avant l'hiver " du
général Mangin. Un miraculé dans un pays où l'espérance de
vie des hommes plafonne à quarante-huit ans. Abdoulaye Ndiaye
affiche cent quatre ans sur ses papiers militaires et prétend
en avoir cent neuf. Mais qu'importent les aléas de l'état
civil africain : il avait une vingtaine d'années lorsqu'un
événement venu d'une autre planète a bouleversé sa vie, le
transportant durant quatre longues années au cœur de la première
grande boucherie franco-allemande de ce siècle. La guerre
n'aura été finalement qu'une hallucinante parenthèse dans
sa vie : né pauvre à Thiowor, il y a vécu pauvre pendant un
siècle dans une case en terre battue, entre le champ de mil
et l'arbre à palabres, survivant d'une horreur ignorée de
sa famille et de ses voisins, seul avec ses souvenirs d'une
guerre incompréhensible. Aujourd'hui, Cheikh Diop, vingt-
huit ans, l'un de ses petits-fils, instituteur à Dakar, est
le premier confident du vieillard, l'une des très rares personnes
nées à Thiowor à être suffisamment instruite pour pouvoir
saisir le sens de son étonnant destin. " Mame [grand-père],
tu avais déjà vu des Blancs avant de partir à la guerre de
14 ? ", hurle Cheikh Diop dans l'oreille de son aïeul en saisissant
sa tête à deux mains pour vaincre sa surdité. Oui, dans les
années 1900, Abdoulaye Ndiaye a croisé des Blancs, des négociants
bordelais venus lui acheter de l'arachide. Mais la première
idée qui lui vient à propos des Français est qu'" ils voulaient
interdire l'esclavage " et menaient bataille " contre les
Maures qui vendaient pour vingt centimes des Bambaras ou des
Wolofs de la génération de son père ". Un jour, les mêmes
Français ont exigé des chefs de village qu'ils fournissent
chacun leur contingent d'hommes pour une guerre lointaine.
La France coloniale avait apporté aux Africains les lumières
de la civilisation et prétendait solder cette dette en prélevant
l'impôt du sang. " L'un de mes cousins s'est enfui pour échapper
à l'enrôlement forcé, se souvient M. Ndiaye. En représailles,
les Français ont pris en otage mon oncle et l'ont jeté en
prison. " Or, le jeune Abdoulaye devait une soumission totale
à cet oncle paternel, issu d'une caste noble. " Pour lui faire
honneur, j'ai pris la place de son fils, et il a été libéré,
explique-t-il. C'était mon devoir, et je l'ai accompli. "
Une dizaine d'hommes de Thiowor sont ainsi sélectionnés après
une visite médicale à Louga, la ville voisine, puis " habillés
en soldats ", transportés jusqu'à Dakar où ils sont embarqués
vers Kenitra. Trois d'entre eux ne reviendront pas. Au Maroc,
ils participent aux opérations de " pacification " de ce tout
nouveau protectorat, puis traversent la Méditerranée. A Marseille,
on leur apprend des rudiments de français, le minimum pour
pouvoir obéir aux ordres, mais aussi pour pouvoir communiquer
entre tirailleurs, car " nous parlions tous des langues différentes
". Les Français accueillent plutôt favorablement ces hommes
à la peau noire qu'ils découvrent : " Les Blancs prenaient
nos mains et frottaient, croyant enlever la terre. Ils nous
demandaient : "C'est le soleil ou c'est le Bon Dieu ?" " Très
vite, un train emmène Abdoulaye Ndiaye vers le front, dans
le Nord. " Jamais je n'avais pensé que de telles atrocités
pouvaient se passer. Dans mon imagination d'humain, ce n'était
pas possible, dit-il simplement. Ce n'était pas dans mon habitude
de voir des cadavres. Le premier que j'ai vu, c'était une
maman morte avec son enfant. " Des Allemands, il pense seulement
qu'ils sont " sokhors " [méchants, en wolof], que, " si tu
restes une seconde sans faire attention, ils te tuent ". Pourquoi
se bat-il contre eux ? L'étonnante réponse ne tarde pas :
" Pour faire mon devoir, pour honorer mon oncle. " " Je me
battais contre les Allemands, s'étonne-t-il seulement, mais
je ne connaissais pas leur nom, je ne pouvais pas les identifier.
" Son petit-fils, Cheikh Diop, pense que cette effroyable
expérience a, en réalité, eu d'énormes conséquences historiques
: " Avant 1914, les Africains percevaient les Blancs comme
des surhommes, toujours victorieux, et les redoutaient. Sur
les champs de bataille, ils ont partagé leurs repas, ils les
ont vus avoir peur, pleurer et appeler leur mère avant de
mourir. Ils ont pris conscience qu'il s'agissait d'hommes
comme les autres. Ils ont compris qu'ils étaient les égaux
des Blancs. Ceux qui sont revenus avaient changé de mentalité
; certains se sont lancés dans la lutte pour l'émancipation,
contre la colonisation. Cette réaction s'est amplifiée encore
chez les tirailleurs de 39-45. " Cheikh Diop considère la
France comme " une seconde patrie ". S'il est convaincu que
" la guerre de 14 est partie prenante de l'histoire de l'Afrique,
à cause du nombre de tirailleurs envoyés ", il constate que
son grand-père n'en a retenu que l'expérience personnelle
: " Il a montré qu'il était un homme courageux, valeureux.
" De fait, plus de quatre-vingts ans après, le vieil Abdoulaye
aime à rappeler qu'il était à l'époque " une force de la nature
" et prétend qu'il n'a " jamais eu peur ". Allongé dans un
hamac, devant les enfants du village, il braque sur eux sa
canne à la manière d'un fusil. Il se rappelle avoir cassé
les deux jambes à un Allemand avant de le faire prisonnier.
Sur son front, il montre un petit cratère. Soulève sa chéchia
pour révéler son crâne ravagé comme un champ de bataille,
et raconte ses blessures : " J'étais couché sur le dos et
je tirais sur l'ennemi. Tout à coup, j'ai vu du sang couler
sur ma tête. Une balle avait glissé sur mon casque et m'avait
touché au front. A l'hôpital, j'ai vu un collègue à l'estomac
ouvert. " L'idée de se révolter ne l'a jamais traversé : "
Obéir au chef comme au grand frère, c'est la règle, interprète
le petit-fils. Déserter aurait été leur faire affront. " Des
tranchées, le caporal Ndiaye se souvient qu'" on les creusait
nous-mêmes ", qu' " on s'y cachait pendant des jours et des
nuits sans pouvoir y dormir " puisque, " si on tentait de
somnoler, on était immédiatement rappelé à l'ordre ". Un camarade
malien qui gardait un dépôt de munitions a été " pris en otage
" par un Allemand. Un autre, dont il se rappelle le nom, Mademba
Ramata Gaye, a trouvé la mort, d'une balle au nez, alors qu'il
construisait une meurtrière. " Quand il était parti du village,
sa femme lui avait préparé un couscous à l'arachide et s'est
jetée au sol. Elle ne supportait pas son départ. Peut-être
avait-elle pressenti son destin. " Entre deux récits dramatiques,
Abdoulaye Ndiaye reprend son souffle. A midi, il boit une
gorgée de lait caillé, plonge la main dans le thiebou djen,
un plat de riz garni au centre de miettes de poisson que l'une
de ses belles-filles ne manque jamais de lui apporter sous
son arbre. Puis il évoque ses aventures galantes dans la France
de 14-18, les femmes françaises qui lui ont proposé le mariage.
" Nous portions une chéchia rouge et un uniforme kaki. Les
femmes trouvaient ça joli ; elles nous arrêtaient. " " Mademoiselle,
une Blanche très belle, m'a dit : "Abdoulaye, quand tu iras
au front, ramène-moi une balle allemande". Je l'ai fait. "
Il se souvient du goût du poulet qu'elle lui avait fait parvenir,
mais surtout de sa proposition de " casser coco " avec elle.
Il dit avoir refusé cette invitation à " l'adultère " parce
que les " gris-gris " qu'il portait autour de la taille et
du cou pour se protéger en auraient " perdu leur pouvoir ".
" Elle m'a répondu : "Tu es fou" ". " Les Allemands arrachaient
les gris-gris sur les cadavres des tirailleurs, ajoute-t-il.
Ils pensaient ainsi s'approprier les secrets de leur courage
et de leur férocité. " Souffrant du froid parfois jusqu'à
en mourir, les tirailleurs ont fini par être retirés du front
pendant chaque hiver, pour être parqués dans des campements
à Saint-Raphaël et y suivre un entraînement. " Là-bas, on
voyait le soleil en plein jour, s'émerveille encore M. Ndiaye.
Je pensais alors à mon village. " De la guerre mondiale, il
a tout vu, tout. En 1915, il était de l'expédition des Dardanelles
et se souvient que le général avait choisi un vendredi, jour
de repos des musulmans, pour " chasser l'ennemi des montagnes
", mais que, lui-même musulman, il n'avait " pas choisi "
de se battre contre d'autres musulmans. Il se revoit pleurant
avec ses camarades, " chacun psalmodiant dans sa langue maternelle,
parce qu'on avait perdu beaucoup de copains ". Dans un brouillard,
il revoit Istanbul, " ville déserte ", où l'on ne rencontrait
" que des moutons et des chiens errants ". Après les Dardanelles,
ce fut la Somme en 1916, et une nouvelle blessure, une balle
extraite de la tête, un souvenir fugace de teinture d'iode,
quatre mois d'hôpital, et puis encore Verdun, juste avant
l'armistice du 11 novembre 1918, et le triomphe. Juste avant
le rembar-quement à Marseille, où " on nous portait en triomphe
en criant : "Voilà les bons Sénégalais !" ". Mais les promesses
de solde exceptionnelle, faites sous le feu, n'ont jamais
été tenues. Aucune fête n'a célébré son retour au village.
" On m'a seulement dit de retourner au champ. Ça n'a pas été
un événement particulier. La guerre n'intéressait personne.
" Quand on lui demandait ce qu'il avait fait pendant sa longue
absence, il répondait : " Je suis parti faire la guerre en
brousse. Si je voyais quelqu'un, je devais le tuer. " Trente
années durant, l'ancien combattant n'a pas touché un centime
de compensation. Il s'est marié, a eu au total cinq femmes
et trois enfants. Il n'a appris qu'en 1949, par les tirailleurs
de 39-45 de retour de France, qu'il avait droit à deux pensions,
l'une d'invalidité, l'autre d'ancien combattant. Pour solde
de tout compte, il perçoit aujourd'hui l'équivalent de 340,21
francs français par mois, beaucoup moins que ses homologues
de nationalité française, en vertu du principe inique de "
cristallisation ", qui a figé le montant des pensions versées
aux Africains à la date des indépendances. Ironique, l'administration
lui a fourni une carte de réduction pour la... SNCF. Au ministère
des anciens combattants, on justifie la modicité des pensions
par le refus de " subventionner les villages africains " et
le risque d'y " générer des trafics ". La pension d'Abdoulaye
Ndiaye faisait effectivement vivre la trentaine de personnes
de sa famille, mais lui était seul dans une case minuscule
faite de banco et de tôle, dans l'indifférence générale. La
lampe-tempête qui se balançait au-dessus d'un lit bancal et
un transistor enveloppé dans une grosse toile semblaient constituer
ses seuls trésors. Le village de Thiowor ne possède pas l'électricité
et dispose seulement de quatre points d'eau pour 1 500 habitants.
" Sur le plan sanitaire, c'est Dieu qui s'occupe de grand-père
", constatait Cheikh Diop, son petit-fils, qui rêve de Paris
mais n'est " pas sûr d'obtenir un visa pour la France ". Comme
tous les survivants étrangers de la guerre de 14, Abdoulaye
Ndiaye devait, à la demande de Jacques Chirac, recevoir la
Légion d'honneur à l'occasion du 11 novembre, dans son village,
des mains de l'ambassadeur de France. Le dernier des tirailleurs
sénégalais est mort à la veille de ce grand jour en choisissant
son boubou pour la cérémonie. ________________________________________
Epilogue ________________________________________ Evidemment,
il n'y a pas de " suite " à l'histoire d'Abdoulaye Ndiaye
lui-même, depuis sa mort dans son village de Thiowor, le 11
novembre 1998 (extraordinaire pied de nez à la France), au
moment même où l'ambassadeur allait lui accrocher la Légion
d'honneur en grande pompe. La suite que Philippe Bernard évoque
ici c'est la bagarre pour la construction de la route promise
par la France et, évidemment, le dossier de la décristallisation
ou, plus généralement, de la dette de la France. Abdoulaye
Ndiaye s'était tu pendant quatre-vingts ans. Jamais il n'a
autant fait parler de lui que depuis sa mort, le 10 novembre
1998. Les circonstances de cette disparition et l'émotion
suscitée par la diffusion de l'histoire de celui qui fut -
symboliquement et très vraisemblablement [2] - " le dernier
tirailleur sénégalais ", ont suscité une incroyable série
d'événements qui ont eu raison de la discrétion du vieil Africain.
Ainsi a resurgi la dramatique épopée de ces paysans du Sahel
arrachés à leur village et précipités sur une autre planète,
dans le chaudron de 14-18. Abdoulaye Ndiaye est devenu le
symbole de l'oubli, par la France, de son histoire coloniale
et de l'injustice de la " décristal-lisation " des pensions.
Son destin a mis en lumière la difficulté de la France à faire
le lien entre sa dette à l'égard des ex-colonisés et l'état
actuel de l'Afrique. Enfin, la suite de l'histoire a révélé
les liens de solidarité maintenus par d'anciens combattants
français avec leurs " frères d'armes " africains et leur ténacité
pour pallier la carence de l'État, mobiliser des réseaux ayant
prise sur le mécénat privé et faire aboutir, quatre ans plus
tard, un projet auquel ils croyaient dur comme fer : la construction
d'une piste de désen-clavement du village de Thiowor où l'ancien
tirailleur avait vécu pendant plus d'un siècle. S'il est vrai
que l'on ne programme généralement pas le moment de sa mort,
il est difficile de ne pas voir un signe d'ironie dans le
jour " choisi " par Abdoulaye Ndiaye pour tirer sa révérence.
En ce 10 novembre 1998, le village de Thiowor s'apprête à
vivre un événement sans précédent. Le lendemain, sur la place
centrale de ce bourg de 3000 habitants perdu au nord du pays,
à trois heures de route de Dakar, l'ambassadeur de France,
André Lewin, doit présider une cérémonie et décorer de la
Légion d'honneur le " dernier tirailleur ". Il met ainsi en
œuvre la décision du président de la République, Jacques Chirac,
d'honorer de cette façon tous les derniers survivants combattants
de la " Grande guerre " - ils sont quelques dizaines -, à
l'occasion du 80e anniversaire de l'armistice. L'heure est
d'importance pour ce village pauvre du Sahel, où l'eau se
cherche au puits, qui ne dispose ni de l'électricité ni du
téléphone et qui n'est relié au réseau routier que par un
vague cheminement poussiéreux d'un kilomètre et demi. Dans
l'après-midi, Abdoulaye Ndiaye, âgé de 109 ans selon lui,
de 104 ans selon un état civil incertain, rend son dernier
soupir, alors qu'il choisit un boubou pour la cérémonie. Ses
dernières paroles seront pour demander que la France s'occupe
de sa famille et de son village. Quant à la médaille française,
" qu'on la donne à mon fils si elle est en argent ", aurait
soufflé le vieux tirailleur. Ces dernières volontés explicites,
le chef du village, Mamadou Diop les rend publiques le lendemain,
en accueillant l'ambassadeur qui a maintenu sa visite en dépit
du deuil. Entre-temps, le diplomate s'est rendu sur la tombe
du vieillard qui a été enterré le matin même, il a accroché
la Légion d'honneur sur sa sépulture et, après une brève cérémonie
militaire, a remis la médaille à son fils en lui glissant
la somme de 50 000 francs CFA (76 euros). En répondant aux
doléances, l'ambassadeur paraît embarrassé : il indique que
la France va faire " quelque chose pour le village " et qu'il
va y réfléchir. Le tirailleur avait chargé son petit fils,
Cheikh Diop, de remercier le représentant de la France de
sa présence et de s'adresser à lui. " Mon grand père me disait
qu'il n'avait plus besoin de rien dans ce bas monde, mais
qu'il fallait s'occuper de sa famille et de son village "
répète-t-il, évoquant l'enclavement des lieux et le manque
d'équipements de base. Le secrétaire d'Etat aux anciens combattants
a joué sur la corde sensible de la " reconnaissance " de la
France envers les soldats sénégalais en inaugurant une route
dont l'Etat n'a financé qu'un cinquième du coût. C'est lui,
Cheikh Diop, 27 ans, instituteur à Dakar, l'un des rares ressortissants
de Thiowor à comprendre la portée historique et politique
de l'expérience de son aïeul, qui va se battre sans relâche
pour que la promesse de l'ambassadeur devienne réalité. A
Dakar, il obtient très vite une audience à l'ambassade et
remet une lettre adressée à Jacques Chirac remerciant pour
la décoration tout en rappelant l'engagement fait au nom de
la France. Un nouvel ambassadeur est bientôt nommé et le discours
du 11 novembre semble avoir été oublié. Cheikh Diop s'accroche
à de nouveaux interlocuteurs français qui ont découvert l'histoire
de son grand père dans Le Monde. En particulier une femme
qui, en Provence, a été émue par le destin du tirailleur et,
révoltée par l'ingratitude de la France, se démène pour aider
son descendant. Le colonel Maurice Rives, ancien combattant
des troupes de Marines et coauteur d'un livre sur les Africains
enrôlés par la France pendant les guerres mondiales, président
d'honneur de l'association " Frères d'armes " [3] va prendre
le dossier en main et ne plus le lâcher. Cheikh Diop le rencontre
à Paris à l'occasion d'un stage qu'il a réussi à décrocher
en France, pays où il se rend pour la première fois. Le vieil
officier de réserve s'enthousiasme et propose d'intervenir
auprès des autorités afin qu'elles n'oublient pas leurs promesses.
L'idée de plaider pour le financement d'une route s'impose
car " le vieux en parlait beaucoup ". Le premier devis, demandé
à une entreprise sénégalaise de BTP - 39 millions de francs
CFA, soit 390 000 francs - douche les énergies à cause de
son montant inaccessible pour l'association. Un autre devis
abaisse la facture à 230 000 francs. Des lettres sont adressées
à Jean-Pierre Masseret, alors secrétaire d'État aux anciens
combattants qui, à la fin de 1999, accepte le principe d'une
subvention de 100 000 francs à " Frères d'armes " pour la
route de Thiowor. Première victoire, mais largement insuffisante
pour réaliser la route. Parallèlement, l'association sollicite
par écrit l'aide de tous les présidents de conseils généraux
de France. Une seule réponse positive pour des dizaines de
refus motivés par les dépenses exceptionnelles occasionnées
par la grande tempête de décembre 1999. " Je me suis dit alors
que les intempéries de 14-18 avaient été beaucoup plus meurtrières
", soupire aujourd'hui Cheikh Diop. L'instituteur de Dakar
se fend alors d'une lettre au président de la République,
rappelant les promesses de l'ambassadeur. La réponse de l'Elysée
le félicite de son intérêt pour l'histoire de son grand père,
mais lui oppose une fin de non recevoir. " Compte tenu des
nombreuses sollicitations, […] le président de la République
ne peut s'impliquer personnellement […] ". L'évidence s'impose
alors : Thiowor n'aura jamais sa route. L'affaire se dénouera
beaucoup plus tard, à l'automne 1999, lors d'un cocktail à
l'École militaire de Paris. Le général Jacques Leclerc, alors
président de " Frères d'armes " y parle d'Abdoulaye Ndiaye
avec Christophe Stalla-Bourdillon, membre de l'association
en tant qu'officier de réserve et responsable du secteur international
de Vicat, 3e cimentier français dont la filiale Sococim Industries
vient précisément de racheter, en août 1999, les Cimenteries
du Sénégal lors de leur privatisation. Aiguillonné par le
colonel Rives, M. Stalla-Bourdillon se passionne pour le dossier.
Au point de convaincre le PDG de Vicat de fournit 75 % du
budget de 600 000 francs finalement nécessaire à la construction
de la piste de Thiowor. Les 100 000 francs de subvention de
l'État complètent le montage financier. Vicat se mobilise.
Jean-Martin Jampy, nouveau directeur de la filiale sénégalaise
n'est-il pas lui-même un ancien " marsouin " qui a servi en
Afrique ? Cette opération de mécénat humanitaire n'est-elle
pas de nature à conforter l'image de l'entreprise, déjà partenaire
officiel des " Lions de la Téranga ", l'équipe sénégalaise
de football ? La " piste des tirailleurs " est construite
au début de 2002 et ouverte à la circulation l'été suivant.
Elle est construite non pas en enrobé, trop coûteux, ni en
latérite, comme souvent en Afrique de l'ouest, mais en concassé
calcaire, un matériau abondant au Sénégal que Vicat veut promotionner
pour la construction des pistes dans ce pays. La vertu de
ce matériau est de durcir sous une pluie modérée et de résister
à l'hivernage. Son inconvénient est de dégager force poussière
par temps sec. Thiowor, 2 600 habitants dont 40 anciens combattants
des guerres de 39-45, d'Indochine et de la seconde guerre
mondiale (qui ont ravi au village cinq autres hommes) est
sorti de son extrême isolement : les marchandises y pénètrent
plus facilement et un marché de produits frais a été créé,
les enfants accèdent plus aisément aux établissements scolaires
et au dispensaire voisins. " Sans oublier le désen-clavement
intellectuel : on a parlé de Thiowor dans tout le Sénégal,
y compris à la radio et à la télé, souligne Cheikh Diop, le
village est devenu un symbole ". A tel point que le " village
du dernier tirailleur " a servi de cadre à la visite, en décembre
2002, d'Hamlaoui Mekachera. Le secrétaire d'État aux anciens
combattants a inauguré une stèle scellée à mi-piste et joué
sur la corde sensible de la " reconnaissance " de la France
envers les soldats sénégalais en inaugurant une route dont
l'État n'a financé qu'un cinquième du coût. Au cours du même
voyage, M. Meka-chera s'est entretenu avec le président sénégalais
Abdoulaye Wade des décisions françaises en matière de pensions
consécutives à la décision du conseil d'État condamnant la
pratique de la " cristallisation ". Après quatre années d'incertitude,
1 600 mètres de piste étaient inaugurés en grande pompe, grâce
au sentiment de culpabilité fraternel d'anciens militaires
relayé par un grand du BTP... La France, elle, mobilisait
ses hauts fonctionnaires pour trouver les moyens juridiques
de ne pas appliquer l'égalité de traitement entre soldats
français et étrangers, et pour faire avaler ses choix aux
Africains. Abdoulaye Ndiaye, qui percevait de la France 340,
21 francs par mois pour quatre ans de vie volée, n'a pas fini
de se retourner dans sa tombe. ________________________________________
Notes [1] Cet article est paru dans Le Monde du 12 novembre
1998 [2] Une enquête menée pendant l'année 1998 pour le journal
Le Monde auprès des administrations distribuant les pensions
et des associations locales d'anciens combattants en Afrique
noire et au Maghreb pour retrouver " les " anciens de 14-18,
n'avait abouti qu'à une piste unique, celle du grand vieillard
de Thiowor. [3] " Héros méconnus 1914-1918 et 1939-1945 ",
édité par l'association " Frères d'armes " 1, place Joffre
75007 Paris. L'objet principal de l'association consiste à
faciliter l'accueil et le séjour en France des stagiaires
militaires étrangers. CEREMONIES DU 80E ANNIVERSAIRE 14-18
: quand la mémoire bouche ses trous Hommage officiel, hier
à Paris, où le président de la République et la reine d'Angleterre
se sont retrouvés à l'Arc de triomphe. Et d'autres rencontres
qui rappellent au souvenir des victimes oubliées, mutins de
17 ou tirailleurs sénégalais. CONTRASTE. La cérémonie officielle
hier à l'Arc de triomphe semblait traditionnelle et guindée,
alors que les polémiques autour des déclarations de Lionel
Jospin sur les mutins de 17, ont replongé dans le vif de 1998,
le 80e anniversaire de la Première Guerre mondiale. Sous un
grand soleil automnal, Jacques Chirac et Elisabeth II d'Angleterre
ont écouté le marsouin Olivier Dréan sonner, en tenue d'époque,
les notes du cessez-le-feu, sur le clairon même qui retentit
le 11 novembre 1918. Chacun remit une gerbe sur le tombeau
du Soldat inconnu, salua Ä suivis par Lionel Jospin Ä les
six poilus présents, avant de s'incliner devant les drapeaux
des régiments de la Grande Guerre dissous. Auparavant la foule
nombreuse massée sur les Champs-Elysées avait pu assister
à un défilé de véhicules et de matériels de 14-18 : taxis
de la Marne, canon de 75 tracté par six chevaux portant ses
servants, camions Berliet ou Renault de la Voie sacrée à Verdun,
char Schneider de 17 tonnes, véhicules infirmiers... Mais,
interrogés, les jeunes des collèges et lycées invités, ont
éprouvé plus d'émotion à penser à toute cette génération hachée
par la mitraille qu'à la reconstitution historique, réduite
aux matériels d'époque. Si Raymond Abescat, doyen des poilus
avec ses cent sept ans, était bien là, Abdoulaye Ndiaye, le
dernier tirailleur sénégalais de la Grande Guerre, manquait,
décédé la veille dans son village de Thiowor à 200 km au nord
de Dakar. L'ambassadeur de France au Sénégal est parti lui
remettre la Légion d'honneur à titre posthume... Piètre consolation
pour un vétéran de cette "force noire à consommer avant l'hiver",
selon les mots du général Mangin, l'un des officiers supérieurs
pour lesquels la vie des soldats compta le moins au cours
du conflit. Le prix de son sang versé Ä deux blessures en
1914 et 1916 Ä après 30 années sans la moindre compensation,
est resté figé à 340,21 F par mois. Le montant des pensions
versées aux Africains ayant été gelées au jour de l'indépendance
de leur pays. Le sort qui fut celui des 608.209 soldats venus
des colonies de 1914 à 1918 surgit peu à peu. Et réclame réparation,
juge le MRAP. La mémoire encore était aux prises avec le présent,
hier à Amboise (Indre-et-Loire) où, nous signale notre correspondant,
le maire RPR Bernard Debré s'est laissé aller à déclarer,
concernant les mutins de 1917 : "Faudra-t-il réhabiliter ceux
qui, en 1940, se sont mis du côté de l'ennemi ?" Aux prises,
mais au sens propre, les militants de Ras l'front hier à Vitrolles,
bousculés et blessés pour deux d'entre eux par des membres
du FN et de la police municipale des époux Mégret, alors qu'ils
portaient lors de la cérémonie au cimetière de Vitrolles,
une pancarte : "Le FN tente de récupérer la boucherie de 14-18
(...) Nous rendons aussi hommage aux mutins de 1917". D'hommage,
il en fut aussi question à Riom, lors du dépôt de gerbe convié
par les Verts devant le monument aux mutins de 17 érigé en
1922, à l'initiative de l'ARAC. Dédié "aux victimes innocentes
des conseils de guerre", il fait face au monument au morts
traditionnel. Trois cents autres personnes se sont retrouvées
à Gentioux, un village creusois de 370 habitants, pour une
cérémonie célébrant la paix, devant le monument aux morts
portant l'inscription "Maudite soit la guerre", érigé en 1923,
mais jamais reconnu par les autorités. Au pied du monument,
un enfant orphelin en blouse d'écolier et sabots, sa casquette
à la main, lève le poing. PATRICK APEL-MULLER. >>
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