|  | Afin d'être le plus complet possible voici un excellent 
                    article de Philippe Bernard, retracant la longue vie du dernier 
                    des tirailleurs, Abdoulaye Ndiaye. <<Le dernier de la " Force noire ", par Philippe 
                    Bernard Journaliste au Monde.Dans un village du Sénégal, l'envoyé spécial du journal Le 
                    Monde avait rencontré, au cours de l'année 1998, Abdoulaye 
                    Ndiaye, cent quatre ans, dernier survivant du bataillon des 
                    tirailleurs sénégalais, qui se distinguèrent, par leur courage, 
                    dans les tranchées de " quato'ze-dix-huit ". Quelques mois 
                    plus tard, le 10 novembre, à la veille de recevoir la Légion 
                    d'honneur, le vieil homme mourait. Le Monde publiait alors, 
                    sous la plume de Philippe Bernard, l'article que nous reproduisons 
                    ci-dessous [1]. D'un geste brusque, Abdoulaye Ndiaye chasse 
                    les mouches qui agacent ses yeux vides. Puis sa main alourdie 
                    par l'œdème s'élève jusqu'à son front. De son crâne de vieil 
                    ébène bosselé, il va extraire peu à peu des souvenirs de vétéran 
                    de guerre. Celle de " quato'ze-dix-huit ", " la guerre des 
                    Français ". Parsemant la musique saccadée du wolof, des mots 
                    familiers mais anachroniques surgissent, au fil des heures, 
                    de sa bouche édentée : " La Somme ", " tranchées ", " matricule 
                    14576 ", " Saint-Raphaël ", " Dardanelles ". Au bout de la 
                    piste sablonneuse, dans ce misérable village sénégalais de 
                    Thiowor flétri par la sécheresse sahélienne, à des années-lumière 
                    de Verdun, Abdoulaye Ndiaye fouille au plus profond de sa 
                    mémoire de centenaire. Dans son boubou rapiécé, coiffé d'une 
                    petite chéchia blanchâtre en coton mité, il fait face au cercle 
                    des villageois et à une nuée d'enfants interloqués devant 
                    le Blanc venu de Paris juste pour parler à leur " vieux " 
                    d'une guerre dont ils ignorent jusqu'à l'existence. Par salves 
                    entrecoupées de signes de lassitude et de moments d'égarement 
                    qui font s'esclaffer l'assistance, il redonne vie aux souvenirs 
                    dramatiques que sa fiche militaire, établie à Saint-Louis 
                    du Sénégal et retrouvée au service des pensions de Pau (Pyrénées-Atlantiques), 
                    confirme en termes administratifs : " Blessé en août 1914 
                    en Belgique par balle. Passé au 7e RTS [régiment de tirailleurs 
                    sénégalais] le 8 mai 1916. Blessé le 1er juillet 1916 devant 
                    Asservilliers (Somme). Deux fois blessé : a droit à la qualité 
                    de combattant. " Le doute n'est alors plus possible : le très 
                    grand vieillard à barbiche, à demi allongé à même les racines 
                    d'un acacia, dans la touffeur de l'octobre tropical, est bien 
                    l'un des 180 000 Africains (sur un total de 600 000 " coloniaux 
                    ") enrôlés par la France en 14-18, sans doute le dernier survivant 
                    de la fameuse " Force noire à consommer avant l'hiver " du 
                    général Mangin. Un miraculé dans un pays où l'espérance de 
                    vie des hommes plafonne à quarante-huit ans. Abdoulaye Ndiaye 
                    affiche cent quatre ans sur ses papiers militaires et prétend 
                    en avoir cent neuf. Mais qu'importent les aléas de l'état 
                    civil africain : il avait une vingtaine d'années lorsqu'un 
                    événement venu d'une autre planète a bouleversé sa vie, le 
                    transportant durant quatre longues années au cœur de la première 
                    grande boucherie franco-allemande de ce siècle. La guerre 
                    n'aura été finalement qu'une hallucinante parenthèse dans 
                    sa vie : né pauvre à Thiowor, il y a vécu pauvre pendant un 
                    siècle dans une case en terre battue, entre le champ de mil 
                    et l'arbre à palabres, survivant d'une horreur ignorée de 
                    sa famille et de ses voisins, seul avec ses souvenirs d'une 
                    guerre incompréhensible. Aujourd'hui, Cheikh Diop, vingt- 
                    huit ans, l'un de ses petits-fils, instituteur à Dakar, est 
                    le premier confident du vieillard, l'une des très rares personnes 
                    nées à Thiowor à être suffisamment instruite pour pouvoir 
                    saisir le sens de son étonnant destin. " Mame [grand-père], 
                    tu avais déjà vu des Blancs avant de partir à la guerre de 
                    14 ? ", hurle Cheikh Diop dans l'oreille de son aïeul en saisissant 
                    sa tête à deux mains pour vaincre sa surdité. Oui, dans les 
                    années 1900, Abdoulaye Ndiaye a croisé des Blancs, des négociants 
                    bordelais venus lui acheter de l'arachide. Mais la première 
                    idée qui lui vient à propos des Français est qu'" ils voulaient 
                    interdire l'esclavage " et menaient bataille " contre les 
                    Maures qui vendaient pour vingt centimes des Bambaras ou des 
                    Wolofs de la génération de son père ". Un jour, les mêmes 
                    Français ont exigé des chefs de village qu'ils fournissent 
                    chacun leur contingent d'hommes pour une guerre lointaine. 
                    La France coloniale avait apporté aux Africains les lumières 
                    de la civilisation et prétendait solder cette dette en prélevant 
                    l'impôt du sang. " L'un de mes cousins s'est enfui pour échapper 
                    à l'enrôlement forcé, se souvient M. Ndiaye. En représailles, 
                    les Français ont pris en otage mon oncle et l'ont jeté en 
                    prison. " Or, le jeune Abdoulaye devait une soumission totale 
                    à cet oncle paternel, issu d'une caste noble. " Pour lui faire 
                    honneur, j'ai pris la place de son fils, et il a été libéré, 
                    explique-t-il. C'était mon devoir, et je l'ai accompli. " 
                    Une dizaine d'hommes de Thiowor sont ainsi sélectionnés après 
                    une visite médicale à Louga, la ville voisine, puis " habillés 
                    en soldats ", transportés jusqu'à Dakar où ils sont embarqués 
                    vers Kenitra. Trois d'entre eux ne reviendront pas. Au Maroc, 
                    ils participent aux opérations de " pacification " de ce tout 
                    nouveau protectorat, puis traversent la Méditerranée. A Marseille, 
                    on leur apprend des rudiments de français, le minimum pour 
                    pouvoir obéir aux ordres, mais aussi pour pouvoir communiquer 
                    entre tirailleurs, car " nous parlions tous des langues différentes 
                    ". Les Français accueillent plutôt favorablement ces hommes 
                    à la peau noire qu'ils découvrent : " Les Blancs prenaient 
                    nos mains et frottaient, croyant enlever la terre. Ils nous 
                    demandaient : "C'est le soleil ou c'est le Bon Dieu ?" " Très 
                    vite, un train emmène Abdoulaye Ndiaye vers le front, dans 
                    le Nord. " Jamais je n'avais pensé que de telles atrocités 
                    pouvaient se passer. Dans mon imagination d'humain, ce n'était 
                    pas possible, dit-il simplement. Ce n'était pas dans mon habitude 
                    de voir des cadavres. Le premier que j'ai vu, c'était une 
                    maman morte avec son enfant. " Des Allemands, il pense seulement 
                    qu'ils sont " sokhors " [méchants, en wolof], que, " si tu 
                    restes une seconde sans faire attention, ils te tuent ". Pourquoi 
                    se bat-il contre eux ? L'étonnante réponse ne tarde pas : 
                    " Pour faire mon devoir, pour honorer mon oncle. " " Je me 
                    battais contre les Allemands, s'étonne-t-il seulement, mais 
                    je ne connaissais pas leur nom, je ne pouvais pas les identifier. 
                    " Son petit-fils, Cheikh Diop, pense que cette effroyable 
                    expérience a, en réalité, eu d'énormes conséquences historiques 
                    : " Avant 1914, les Africains percevaient les Blancs comme 
                    des surhommes, toujours victorieux, et les redoutaient. Sur 
                    les champs de bataille, ils ont partagé leurs repas, ils les 
                    ont vus avoir peur, pleurer et appeler leur mère avant de 
                    mourir. Ils ont pris conscience qu'il s'agissait d'hommes 
                    comme les autres. Ils ont compris qu'ils étaient les égaux 
                    des Blancs. Ceux qui sont revenus avaient changé de mentalité 
                    ; certains se sont lancés dans la lutte pour l'émancipation, 
                    contre la colonisation. Cette réaction s'est amplifiée encore 
                    chez les tirailleurs de 39-45. " Cheikh Diop considère la 
                    France comme " une seconde patrie ". S'il est convaincu que 
                    " la guerre de 14 est partie prenante de l'histoire de l'Afrique, 
                    à cause du nombre de tirailleurs envoyés ", il constate que 
                    son grand-père n'en a retenu que l'expérience personnelle 
                    : " Il a montré qu'il était un homme courageux, valeureux. 
                    " De fait, plus de quatre-vingts ans après, le vieil Abdoulaye 
                    aime à rappeler qu'il était à l'époque " une force de la nature 
                    " et prétend qu'il n'a " jamais eu peur ". Allongé dans un 
                    hamac, devant les enfants du village, il braque sur eux sa 
                    canne à la manière d'un fusil. Il se rappelle avoir cassé 
                    les deux jambes à un Allemand avant de le faire prisonnier. 
                    Sur son front, il montre un petit cratère. Soulève sa chéchia 
                    pour révéler son crâne ravagé comme un champ de bataille, 
                    et raconte ses blessures : " J'étais couché sur le dos et 
                    je tirais sur l'ennemi. Tout à coup, j'ai vu du sang couler 
                    sur ma tête. Une balle avait glissé sur mon casque et m'avait 
                    touché au front. A l'hôpital, j'ai vu un collègue à l'estomac 
                    ouvert. " L'idée de se révolter ne l'a jamais traversé : " 
                    Obéir au chef comme au grand frère, c'est la règle, interprète 
                    le petit-fils. Déserter aurait été leur faire affront. " Des 
                    tranchées, le caporal Ndiaye se souvient qu'" on les creusait 
                    nous-mêmes ", qu' " on s'y cachait pendant des jours et des 
                    nuits sans pouvoir y dormir " puisque, " si on tentait de 
                    somnoler, on était immédiatement rappelé à l'ordre ". Un camarade 
                    malien qui gardait un dépôt de munitions a été " pris en otage 
                    " par un Allemand. Un autre, dont il se rappelle le nom, Mademba 
                    Ramata Gaye, a trouvé la mort, d'une balle au nez, alors qu'il 
                    construisait une meurtrière. " Quand il était parti du village, 
                    sa femme lui avait préparé un couscous à l'arachide et s'est 
                    jetée au sol. Elle ne supportait pas son départ. Peut-être 
                    avait-elle pressenti son destin. " Entre deux récits dramatiques, 
                    Abdoulaye Ndiaye reprend son souffle. A midi, il boit une 
                    gorgée de lait caillé, plonge la main dans le thiebou djen, 
                    un plat de riz garni au centre de miettes de poisson que l'une 
                    de ses belles-filles ne manque jamais de lui apporter sous 
                    son arbre. Puis il évoque ses aventures galantes dans la France 
                    de 14-18, les femmes françaises qui lui ont proposé le mariage. 
                    " Nous portions une chéchia rouge et un uniforme kaki. Les 
                    femmes trouvaient ça joli ; elles nous arrêtaient. " " Mademoiselle, 
                    une Blanche très belle, m'a dit : "Abdoulaye, quand tu iras 
                    au front, ramène-moi une balle allemande". Je l'ai fait. " 
                    Il se souvient du goût du poulet qu'elle lui avait fait parvenir, 
                    mais surtout de sa proposition de " casser coco " avec elle. 
                    Il dit avoir refusé cette invitation à " l'adultère " parce 
                    que les " gris-gris " qu'il portait autour de la taille et 
                    du cou pour se protéger en auraient " perdu leur pouvoir ". 
                    " Elle m'a répondu : "Tu es fou" ". " Les Allemands arrachaient 
                    les gris-gris sur les cadavres des tirailleurs, ajoute-t-il. 
                    Ils pensaient ainsi s'approprier les secrets de leur courage 
                    et de leur férocité. " Souffrant du froid parfois jusqu'à 
                    en mourir, les tirailleurs ont fini par être retirés du front 
                    pendant chaque hiver, pour être parqués dans des campements 
                    à Saint-Raphaël et y suivre un entraînement. " Là-bas, on 
                    voyait le soleil en plein jour, s'émerveille encore M. Ndiaye. 
                    Je pensais alors à mon village. " De la guerre mondiale, il 
                    a tout vu, tout. En 1915, il était de l'expédition des Dardanelles 
                    et se souvient que le général avait choisi un vendredi, jour 
                    de repos des musulmans, pour " chasser l'ennemi des montagnes 
                    ", mais que, lui-même musulman, il n'avait " pas choisi " 
                    de se battre contre d'autres musulmans. Il se revoit pleurant 
                    avec ses camarades, " chacun psalmodiant dans sa langue maternelle, 
                    parce qu'on avait perdu beaucoup de copains ". Dans un brouillard, 
                    il revoit Istanbul, " ville déserte ", où l'on ne rencontrait 
                    " que des moutons et des chiens errants ". Après les Dardanelles, 
                    ce fut la Somme en 1916, et une nouvelle blessure, une balle 
                    extraite de la tête, un souvenir fugace de teinture d'iode, 
                    quatre mois d'hôpital, et puis encore Verdun, juste avant 
                    l'armistice du 11 novembre 1918, et le triomphe. Juste avant 
                    le rembar-quement à Marseille, où " on nous portait en triomphe 
                    en criant : "Voilà les bons Sénégalais !" ". Mais les promesses 
                    de solde exceptionnelle, faites sous le feu, n'ont jamais 
                    été tenues. Aucune fête n'a célébré son retour au village. 
                    " On m'a seulement dit de retourner au champ. Ça n'a pas été 
                    un événement particulier. La guerre n'intéressait personne. 
                    " Quand on lui demandait ce qu'il avait fait pendant sa longue 
                    absence, il répondait : " Je suis parti faire la guerre en 
                    brousse. Si je voyais quelqu'un, je devais le tuer. " Trente 
                    années durant, l'ancien combattant n'a pas touché un centime 
                    de compensation. Il s'est marié, a eu au total cinq femmes 
                    et trois enfants. Il n'a appris qu'en 1949, par les tirailleurs 
                    de 39-45 de retour de France, qu'il avait droit à deux pensions, 
                    l'une d'invalidité, l'autre d'ancien combattant. Pour solde 
                    de tout compte, il perçoit aujourd'hui l'équivalent de 340,21 
                    francs français par mois, beaucoup moins que ses homologues 
                    de nationalité française, en vertu du principe inique de " 
                    cristallisation ", qui a figé le montant des pensions versées 
                    aux Africains à la date des indépendances. Ironique, l'administration 
                    lui a fourni une carte de réduction pour la... SNCF. Au ministère 
                    des anciens combattants, on justifie la modicité des pensions 
                    par le refus de " subventionner les villages africains " et 
                    le risque d'y " générer des trafics ". La pension d'Abdoulaye 
                    Ndiaye faisait effectivement vivre la trentaine de personnes 
                    de sa famille, mais lui était seul dans une case minuscule 
                    faite de banco et de tôle, dans l'indifférence générale. La 
                    lampe-tempête qui se balançait au-dessus d'un lit bancal et 
                    un transistor enveloppé dans une grosse toile semblaient constituer 
                    ses seuls trésors. Le village de Thiowor ne possède pas l'électricité 
                    et dispose seulement de quatre points d'eau pour 1 500 habitants. 
                    " Sur le plan sanitaire, c'est Dieu qui s'occupe de grand-père 
                    ", constatait Cheikh Diop, son petit-fils, qui rêve de Paris 
                    mais n'est " pas sûr d'obtenir un visa pour la France ". Comme 
                    tous les survivants étrangers de la guerre de 14, Abdoulaye 
                    Ndiaye devait, à la demande de Jacques Chirac, recevoir la 
                    Légion d'honneur à l'occasion du 11 novembre, dans son village, 
                    des mains de l'ambassadeur de France. Le dernier des tirailleurs 
                    sénégalais est mort à la veille de ce grand jour en choisissant 
                    son boubou pour la cérémonie. ________________________________________ 
                    Epilogue ________________________________________ Evidemment, 
                    il n'y a pas de " suite " à l'histoire d'Abdoulaye Ndiaye 
                    lui-même, depuis sa mort dans son village de Thiowor, le 11 
                    novembre 1998 (extraordinaire pied de nez à la France), au 
                    moment même où l'ambassadeur allait lui accrocher la Légion 
                    d'honneur en grande pompe. La suite que Philippe Bernard évoque 
                    ici c'est la bagarre pour la construction de la route promise 
                    par la France et, évidemment, le dossier de la décristallisation 
                    ou, plus généralement, de la dette de la France. Abdoulaye 
                    Ndiaye s'était tu pendant quatre-vingts ans. Jamais il n'a 
                    autant fait parler de lui que depuis sa mort, le 10 novembre 
                    1998. Les circonstances de cette disparition et l'émotion 
                    suscitée par la diffusion de l'histoire de celui qui fut - 
                    symboliquement et très vraisemblablement [2] - " le dernier 
                    tirailleur sénégalais ", ont suscité une incroyable série 
                    d'événements qui ont eu raison de la discrétion du vieil Africain. 
                    Ainsi a resurgi la dramatique épopée de ces paysans du Sahel 
                    arrachés à leur village et précipités sur une autre planète, 
                    dans le chaudron de 14-18. Abdoulaye Ndiaye est devenu le 
                    symbole de l'oubli, par la France, de son histoire coloniale 
                    et de l'injustice de la " décristal-lisation " des pensions. 
                    Son destin a mis en lumière la difficulté de la France à faire 
                    le lien entre sa dette à l'égard des ex-colonisés et l'état 
                    actuel de l'Afrique. Enfin, la suite de l'histoire a révélé 
                    les liens de solidarité maintenus par d'anciens combattants 
                    français avec leurs " frères d'armes " africains et leur ténacité 
                    pour pallier la carence de l'État, mobiliser des réseaux ayant 
                    prise sur le mécénat privé et faire aboutir, quatre ans plus 
                    tard, un projet auquel ils croyaient dur comme fer : la construction 
                    d'une piste de désen-clavement du village de Thiowor où l'ancien 
                    tirailleur avait vécu pendant plus d'un siècle. S'il est vrai 
                    que l'on ne programme généralement pas le moment de sa mort, 
                    il est difficile de ne pas voir un signe d'ironie dans le 
                    jour " choisi " par Abdoulaye Ndiaye pour tirer sa révérence. 
                    En ce 10 novembre 1998, le village de Thiowor s'apprête à 
                    vivre un événement sans précédent. Le lendemain, sur la place 
                    centrale de ce bourg de 3000 habitants perdu au nord du pays, 
                    à trois heures de route de Dakar, l'ambassadeur de France, 
                    André Lewin, doit présider une cérémonie et décorer de la 
                    Légion d'honneur le " dernier tirailleur ". Il met ainsi en 
                    œuvre la décision du président de la République, Jacques Chirac, 
                    d'honorer de cette façon tous les derniers survivants combattants 
                    de la " Grande guerre " - ils sont quelques dizaines -, à 
                    l'occasion du 80e anniversaire de l'armistice. L'heure est 
                    d'importance pour ce village pauvre du Sahel, où l'eau se 
                    cherche au puits, qui ne dispose ni de l'électricité ni du 
                    téléphone et qui n'est relié au réseau routier que par un 
                    vague cheminement poussiéreux d'un kilomètre et demi. Dans 
                    l'après-midi, Abdoulaye Ndiaye, âgé de 109 ans selon lui, 
                    de 104 ans selon un état civil incertain, rend son dernier 
                    soupir, alors qu'il choisit un boubou pour la cérémonie. Ses 
                    dernières paroles seront pour demander que la France s'occupe 
                    de sa famille et de son village. Quant à la médaille française, 
                    " qu'on la donne à mon fils si elle est en argent ", aurait 
                    soufflé le vieux tirailleur. Ces dernières volontés explicites, 
                    le chef du village, Mamadou Diop les rend publiques le lendemain, 
                    en accueillant l'ambassadeur qui a maintenu sa visite en dépit 
                    du deuil. Entre-temps, le diplomate s'est rendu sur la tombe 
                    du vieillard qui a été enterré le matin même, il a accroché 
                    la Légion d'honneur sur sa sépulture et, après une brève cérémonie 
                    militaire, a remis la médaille à son fils en lui glissant 
                    la somme de 50 000 francs CFA (76 euros). En répondant aux 
                    doléances, l'ambassadeur paraît embarrassé : il indique que 
                    la France va faire " quelque chose pour le village " et qu'il 
                    va y réfléchir. Le tirailleur avait chargé son petit fils, 
                    Cheikh Diop, de remercier le représentant de la France de 
                    sa présence et de s'adresser à lui. " Mon grand père me disait 
                    qu'il n'avait plus besoin de rien dans ce bas monde, mais 
                    qu'il fallait s'occuper de sa famille et de son village " 
                    répète-t-il, évoquant l'enclavement des lieux et le manque 
                    d'équipements de base. Le secrétaire d'Etat aux anciens combattants 
                    a joué sur la corde sensible de la " reconnaissance " de la 
                    France envers les soldats sénégalais en inaugurant une route 
                    dont l'Etat n'a financé qu'un cinquième du coût. C'est lui, 
                    Cheikh Diop, 27 ans, instituteur à Dakar, l'un des rares ressortissants 
                    de Thiowor à comprendre la portée historique et politique 
                    de l'expérience de son aïeul, qui va se battre sans relâche 
                    pour que la promesse de l'ambassadeur devienne réalité. A 
                    Dakar, il obtient très vite une audience à l'ambassade et 
                    remet une lettre adressée à Jacques Chirac remerciant pour 
                    la décoration tout en rappelant l'engagement fait au nom de 
                    la France. Un nouvel ambassadeur est bientôt nommé et le discours 
                    du 11 novembre semble avoir été oublié. Cheikh Diop s'accroche 
                    à de nouveaux interlocuteurs français qui ont découvert l'histoire 
                    de son grand père dans Le Monde. En particulier une femme 
                    qui, en Provence, a été émue par le destin du tirailleur et, 
                    révoltée par l'ingratitude de la France, se démène pour aider 
                    son descendant. Le colonel Maurice Rives, ancien combattant 
                    des troupes de Marines et coauteur d'un livre sur les Africains 
                    enrôlés par la France pendant les guerres mondiales, président 
                    d'honneur de l'association " Frères d'armes " [3] va prendre 
                    le dossier en main et ne plus le lâcher. Cheikh Diop le rencontre 
                    à Paris à l'occasion d'un stage qu'il a réussi à décrocher 
                    en France, pays où il se rend pour la première fois. Le vieil 
                    officier de réserve s'enthousiasme et propose d'intervenir 
                    auprès des autorités afin qu'elles n'oublient pas leurs promesses. 
                    L'idée de plaider pour le financement d'une route s'impose 
                    car " le vieux en parlait beaucoup ". Le premier devis, demandé 
                    à une entreprise sénégalaise de BTP - 39 millions de francs 
                    CFA, soit 390 000 francs - douche les énergies à cause de 
                    son montant inaccessible pour l'association. Un autre devis 
                    abaisse la facture à 230 000 francs. Des lettres sont adressées 
                    à Jean-Pierre Masseret, alors secrétaire d'État aux anciens 
                    combattants qui, à la fin de 1999, accepte le principe d'une 
                    subvention de 100 000 francs à " Frères d'armes " pour la 
                    route de Thiowor. Première victoire, mais largement insuffisante 
                    pour réaliser la route. Parallèlement, l'association sollicite 
                    par écrit l'aide de tous les présidents de conseils généraux 
                    de France. Une seule réponse positive pour des dizaines de 
                    refus motivés par les dépenses exceptionnelles occasionnées 
                    par la grande tempête de décembre 1999. " Je me suis dit alors 
                    que les intempéries de 14-18 avaient été beaucoup plus meurtrières 
                    ", soupire aujourd'hui Cheikh Diop. L'instituteur de Dakar 
                    se fend alors d'une lettre au président de la République, 
                    rappelant les promesses de l'ambassadeur. La réponse de l'Elysée 
                    le félicite de son intérêt pour l'histoire de son grand père, 
                    mais lui oppose une fin de non recevoir. " Compte tenu des 
                    nombreuses sollicitations, […] le président de la République 
                    ne peut s'impliquer personnellement […] ". L'évidence s'impose 
                    alors : Thiowor n'aura jamais sa route. L'affaire se dénouera 
                    beaucoup plus tard, à l'automne 1999, lors d'un cocktail à 
                    l'École militaire de Paris. Le général Jacques Leclerc, alors 
                    président de " Frères d'armes " y parle d'Abdoulaye Ndiaye 
                    avec Christophe Stalla-Bourdillon, membre de l'association 
                    en tant qu'officier de réserve et responsable du secteur international 
                    de Vicat, 3e cimentier français dont la filiale Sococim Industries 
                    vient précisément de racheter, en août 1999, les Cimenteries 
                    du Sénégal lors de leur privatisation. Aiguillonné par le 
                    colonel Rives, M. Stalla-Bourdillon se passionne pour le dossier. 
                    Au point de convaincre le PDG de Vicat de fournit 75 % du 
                    budget de 600 000 francs finalement nécessaire à la construction 
                    de la piste de Thiowor. Les 100 000 francs de subvention de 
                    l'État complètent le montage financier. Vicat se mobilise. 
                    Jean-Martin Jampy, nouveau directeur de la filiale sénégalaise 
                    n'est-il pas lui-même un ancien " marsouin " qui a servi en 
                    Afrique ? Cette opération de mécénat humanitaire n'est-elle 
                    pas de nature à conforter l'image de l'entreprise, déjà partenaire 
                    officiel des " Lions de la Téranga ", l'équipe sénégalaise 
                    de football ? La " piste des tirailleurs " est construite 
                    au début de 2002 et ouverte à la circulation l'été suivant. 
                    Elle est construite non pas en enrobé, trop coûteux, ni en 
                    latérite, comme souvent en Afrique de l'ouest, mais en concassé 
                    calcaire, un matériau abondant au Sénégal que Vicat veut promotionner 
                    pour la construction des pistes dans ce pays. La vertu de 
                    ce matériau est de durcir sous une pluie modérée et de résister 
                    à l'hivernage. Son inconvénient est de dégager force poussière 
                    par temps sec. Thiowor, 2 600 habitants dont 40 anciens combattants 
                    des guerres de 39-45, d'Indochine et de la seconde guerre 
                    mondiale (qui ont ravi au village cinq autres hommes) est 
                    sorti de son extrême isolement : les marchandises y pénètrent 
                    plus facilement et un marché de produits frais a été créé, 
                    les enfants accèdent plus aisément aux établissements scolaires 
                    et au dispensaire voisins. " Sans oublier le désen-clavement 
                    intellectuel : on a parlé de Thiowor dans tout le Sénégal, 
                    y compris à la radio et à la télé, souligne Cheikh Diop, le 
                    village est devenu un symbole ". A tel point que le " village 
                    du dernier tirailleur " a servi de cadre à la visite, en décembre 
                    2002, d'Hamlaoui Mekachera. Le secrétaire d'État aux anciens 
                    combattants a inauguré une stèle scellée à mi-piste et joué 
                    sur la corde sensible de la " reconnaissance " de la France 
                    envers les soldats sénégalais en inaugurant une route dont 
                    l'État n'a financé qu'un cinquième du coût. Au cours du même 
                    voyage, M. Meka-chera s'est entretenu avec le président sénégalais 
                    Abdoulaye Wade des décisions françaises en matière de pensions 
                    consécutives à la décision du conseil d'État condamnant la 
                    pratique de la " cristallisation ". Après quatre années d'incertitude, 
                    1 600 mètres de piste étaient inaugurés en grande pompe, grâce 
                    au sentiment de culpabilité fraternel d'anciens militaires 
                    relayé par un grand du BTP... La France, elle, mobilisait 
                    ses hauts fonctionnaires pour trouver les moyens juridiques 
                    de ne pas appliquer l'égalité de traitement entre soldats 
                    français et étrangers, et pour faire avaler ses choix aux 
                    Africains. Abdoulaye Ndiaye, qui percevait de la France 340, 
                    21 francs par mois pour quatre ans de vie volée, n'a pas fini 
                    de se retourner dans sa tombe. ________________________________________ 
                    Notes [1] Cet article est paru dans Le Monde du 12 novembre 
                    1998 [2] Une enquête menée pendant l'année 1998 pour le journal 
                    Le Monde auprès des administrations distribuant les pensions 
                    et des associations locales d'anciens combattants en Afrique 
                    noire et au Maghreb pour retrouver " les " anciens de 14-18, 
                    n'avait abouti qu'à une piste unique, celle du grand vieillard 
                    de Thiowor. [3] " Héros méconnus 1914-1918 et 1939-1945 ", 
                    édité par l'association " Frères d'armes " 1, place Joffre 
                    75007 Paris. L'objet principal de l'association consiste à 
                    faciliter l'accueil et le séjour en France des stagiaires 
                    militaires étrangers. CEREMONIES DU 80E ANNIVERSAIRE 14-18 
                    : quand la mémoire bouche ses trous Hommage officiel, hier 
                    à Paris, où le président de la République et la reine d'Angleterre 
                    se sont retrouvés à l'Arc de triomphe. Et d'autres rencontres 
                    qui rappellent au souvenir des victimes oubliées, mutins de 
                    17 ou tirailleurs sénégalais. CONTRASTE. La cérémonie officielle 
                    hier à l'Arc de triomphe semblait traditionnelle et guindée, 
                    alors que les polémiques autour des déclarations de Lionel 
                    Jospin sur les mutins de 17, ont replongé dans le vif de 1998, 
                    le 80e anniversaire de la Première Guerre mondiale. Sous un 
                    grand soleil automnal, Jacques Chirac et Elisabeth II d'Angleterre 
                    ont écouté le marsouin Olivier Dréan sonner, en tenue d'époque, 
                    les notes du cessez-le-feu, sur le clairon même qui retentit 
                    le 11 novembre 1918. Chacun remit une gerbe sur le tombeau 
                    du Soldat inconnu, salua Ä suivis par Lionel Jospin Ä les 
                    six poilus présents, avant de s'incliner devant les drapeaux 
                    des régiments de la Grande Guerre dissous. Auparavant la foule 
                    nombreuse massée sur les Champs-Elysées avait pu assister 
                    à un défilé de véhicules et de matériels de 14-18 : taxis 
                    de la Marne, canon de 75 tracté par six chevaux portant ses 
                    servants, camions Berliet ou Renault de la Voie sacrée à Verdun, 
                    char Schneider de 17 tonnes, véhicules infirmiers... Mais, 
                    interrogés, les jeunes des collèges et lycées invités, ont 
                    éprouvé plus d'émotion à penser à toute cette génération hachée 
                    par la mitraille qu'à la reconstitution historique, réduite 
                    aux matériels d'époque. Si Raymond Abescat, doyen des poilus 
                    avec ses cent sept ans, était bien là, Abdoulaye Ndiaye, le 
                    dernier tirailleur sénégalais de la Grande Guerre, manquait, 
                    décédé la veille dans son village de Thiowor à 200 km au nord 
                    de Dakar. L'ambassadeur de France au Sénégal est parti lui 
                    remettre la Légion d'honneur à titre posthume... Piètre consolation 
                    pour un vétéran de cette "force noire à consommer avant l'hiver", 
                    selon les mots du général Mangin, l'un des officiers supérieurs 
                    pour lesquels la vie des soldats compta le moins au cours 
                    du conflit. Le prix de son sang versé Ä deux blessures en 
                    1914 et 1916 Ä après 30 années sans la moindre compensation, 
                    est resté figé à 340,21 F par mois. Le montant des pensions 
                    versées aux Africains ayant été gelées au jour de l'indépendance 
                    de leur pays. Le sort qui fut celui des 608.209 soldats venus 
                    des colonies de 1914 à 1918 surgit peu à peu. Et réclame réparation, 
                    juge le MRAP. La mémoire encore était aux prises avec le présent, 
                    hier à Amboise (Indre-et-Loire) où, nous signale notre correspondant, 
                    le maire RPR Bernard Debré s'est laissé aller à déclarer, 
                    concernant les mutins de 1917 : "Faudra-t-il réhabiliter ceux 
                    qui, en 1940, se sont mis du côté de l'ennemi ?" Aux prises, 
                    mais au sens propre, les militants de Ras l'front hier à Vitrolles, 
                    bousculés et blessés pour deux d'entre eux par des membres 
                    du FN et de la police municipale des époux Mégret, alors qu'ils 
                    portaient lors de la cérémonie au cimetière de Vitrolles, 
                    une pancarte : "Le FN tente de récupérer la boucherie de 14-18 
                    (...) Nous rendons aussi hommage aux mutins de 1917". D'hommage, 
                    il en fut aussi question à Riom, lors du dépôt de gerbe convié 
                    par les Verts devant le monument aux mutins de 17 érigé en 
                    1922, à l'initiative de l'ARAC. Dédié "aux victimes innocentes 
                    des conseils de guerre", il fait face au monument au morts 
                    traditionnel. Trois cents autres personnes se sont retrouvées 
                    à Gentioux, un village creusois de 370 habitants, pour une 
                    cérémonie célébrant la paix, devant le monument aux morts 
                    portant l'inscription "Maudite soit la guerre", érigé en 1923, 
                    mais jamais reconnu par les autorités. Au pied du monument, 
                    un enfant orphelin en blouse d'écolier et sabots, sa casquette 
                    à la main, lève le poing. PATRICK APEL-MULLER. >>
 
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