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Trois. La France ne compte plus que trois
vétérans (1) de la Grande Guerre encore en vie. Justin Tuveri
est l'un d'eux. Il y a 89 ans, il combattait pour l'Italie,
son pays de naissance. Âgé de 109 ans, il habite la France
à Saint-Tropez (Var) depuis plus de 80 ans. C'est dans une
paisible maison située dans les hauteurs de cette ville que
nous avons rendez-vous. Son fils, Jean-Pierre Tuveri, nous
y accueille avec gentillesse et sympathie. Durant plus de
deux heures il nous parle de son père et nous détaille son
parcours durant la guerre de 14-18. Un peu plus tard, nous
aurons la chance de nous entretenir directement avec Justin
Tuveri et de lui poser quelques questions. L'homme est aujourd'hui
fatigué, mais sa vie est à l'image du XXe siècle : riche en
bouleversements et en évolutions.
Justin Tuveri naît le 13 mai 1898 à Collinas, un village situé
à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Cagliari,
dans le sud de la Sardaigne. Ses parents exploitent une petite
propriété agricole ; très tôt, Justin aide son père dans les
travaux des champs. C'est là que la guerre vient le chercher.
De la classe 1898, il est incorporé le 24 août 1917 au 45e
régiment d'infanterie à Ozieri, en Sardaigne : il porte le
matricule 17017. Sa formation militaire est brève : à peine
une quinzaine de jours. Car les besoins en hommes de l'Armée
italienne sont importants.
En effet, l'Italie est en guerre depuis 1915 aux côtés de
la France et de la Grande-Bretagne (2) : elle combat l'empire
d'Autriche-Hongrie allié de l'Allemagne. Du 24 octobre 1917
au 12 novembre 1917, l'Italie subit une des défaites les plus
cinglantes de son histoire, celle de Caporetto. Durant cette
bataille la 14e Armée allemande, constituée de divisions "
libérées " du front russe, rompt la ligne de front italo-austro-hongroise
à l'Est : 340.000 soldats italiens sont mis hors de combat
et l'Armée transalpine doit reculer sur plus de deux cents
kilomètres jusqu'au fleuve Piave. Il faut absolument tenir
les positions : des troupes françaises et britanniques sont
envoyées en renfort ; les jeunes hommes de la classe 1899
sont immédiatement mobilisés.
Au même moment, Justin Tuveri quitte son île natale : il embarque
à Golfo Aranci (3) pour Gênes. Il rejoint à pied et en train
la Région du Trentin (4) : son régiment stationne à Conco
(5). Le 23 novembre 1917 il intègre le 152e régiment d'infanterie
qui, avec le 151e RI, constitue la célèbre " Brigade Sassari
". Celle-ci était constituée de soldats sardes, réputés durs
au mal et surnommés " les démons ". Aussitôt, Justin est envoyé
en territoire déclaré zone de guerre.
Il connaît le baptême du feu en décembre 1917 : l'assaut est
préparé à la grenade et la position adverse est prise à la
baïonnette. A propos de cette première expérience de la guerre,
Justin Tuveri nous dira : " Ah, c'est
pas des bons souvenirs…Bon, on était jeune, pas d'expérience,…Enfin…
"
Pour son deuxième engagement, il participe à la fameuse "
Bataille des trois monts " : aux Mont
Valbella, Col del Rosso, Col d'Echele. Cette bataille marque
un virage important dans la guerre, car c'est la première
victoire italienne après la lourde défaite de Caporetto. Elle
a lieu en plein hiver 1917-1918, à plus de 1000 mètres d'altitude,
dans les montagnes dominant les villages d'Asiago, de Gallio
et de Conco (dans le Trentin, voir la carte ci-contre). Justin
se rappelle encore du froid et de la neige.
Après une intense préparation d'artillerie le 28 janvier 1918
à six heures trente du matin, les bataillons italiens montent
à l'assaut des trois monts. La " Brigade Sassari " de Justin
Tuveri est aux avant-postes : elle échoue le matin du 28 dans
l'attaque du Mont Valbella ; mais l'après-midi elle conquiert
les cols del Rosso et d'Echele. Les pertes sont lourdes. Les
Austro-hongrois défendent âprement leurs positions, à la mitrailleuse.
Justin Tuveri nous raconte l'assaut, sous le Col del Rosso.
Parvenu à quelques mètres des tranchées austro-hongroises,
le feu adverse est infernal et empêche d'avancer. Les rescapés
italiens doivent faire demi-tour sans pouvoir prendre la position
adverse. Durant de longues secondes ils sont à découvert,
à la merci des balles ennemies. Justin est touché une première
fois. " Là, j'ai pris une balle dans
la cuisse gauche, dans la fesse, et elle est sortie ici "
nous raconte-t-il en nous montrant l'endroit sur sa jambe.
Il parvient ensuite à se traîner derrière un rocher, à l'abri.
Il assiste là au massacre de ses camarades, hachés menu par
les balles des mitrailleuses. " Ils
tombaient comme des mouches " précise le vieil
homme. Sur huit cents de ses camarades, seulement dix-neuf
reviendront indemnes. Puis, Justin reprend :
" Plus loin, il y avait une galerie.
J'ai voulu me traîner pour pouvoir entrer dans la galerie.
Quand j'y suis arrivé, il y avait un tas de morts comme ça
[ils obstruaient l'entrée] ; je m'y suis agrippé [il montre
la scène avec ses deux mains]….Et alors, quand je suis entré
dans la galerie, j'ai pris une balle dans le dos [sous l'épaule
gauche, à quelques centimètres des poumons]. Il paraît que
je suis resté dans la galerie à moitié dedans à moitié dehors.
Il y avait trois camarades qui étaient déjà dedans : ils n'étaient
pas blessés. Ils m'ont traîné à l'intérieur et m'ont soigné.
On est resté toute la journée là-dedans. Et le soir, quand
les Autrichiens ne tiraient plus, ils ont essayé de sortir.
Certains ont dit : " On le laisse ici, on va chercher un brancard
et on revient le chercher ". L'un d'eux a dit : " Nous sommes
trois….occupons nous de lui, on l'emporte." Alors, ils m'ont
emporté, et ils m'ont soigné. "
De retour du front, les quatre hommes croisent un premier
officier italien qui, en découvrant Justin grièvement blessé,
ordonne : " Vous le déposerez au
premier poste médical. "
C'est ainsi que Justin Tuveri, entre la vie et la mort, quitte
le secteur des trois monts sur un brancard de fortune. Il
n'y retournera plus jamais de sa longue existence. Le secteur
tombera définitivement aux mains des italiens le 31 janvier
1918. Le 3 février, les rescapés de la Brigade Sassari défilent
dans les rues de Vicenza sous les acclamations de la population.
Mais pendant ce temps, Justin lutte contre la mort. Opéré
le soir même au premier poste médical, on lui extrait les
balles sans anesthésie. Le 30 janvier, il quitte le territoire
déclaré zone de guerre pour être transféré à l'hôpital de
Marostica, situé à trente-cinq kilomètres en arrière du front.
Il va en tout effectuer plus de six mois d'hôpital et être
transféré à de nombreuses reprises. Une certaine désorganisation
des services militaires de santé règne en cette période de
guerre. Justin témoigne : " Le premier
hôpital était à Marostica. De Marostica, on est allé à Vicenza
(6). De Vicenza, ils m'ont transporté sur un bateau hôpital
à Naples. De Naples, on est allés à La Spezia (7). A La Spezia,
il n'y avait pas de places dans les hôpitaux, et ils m'ont
donc à nouveau transporté à Naples. A Naples, c'était pareil,
plein de blessés. De là, ils m'ont transféré avec un groupe
en Sardaigne, à Cagliari (8). "
Le 13 avril 1918, il reçoit un congé de convalescence de deux
mois et demi. Après son rétablissement en juin 1918, il rejoint
son régiment basé à Ozieri. Il est affecté en juillet 1918
sur l'île d'Asinara, au nord-ouest de la Sardaigne : il y
garde des prisonniers russes. Il termine l'armée en 1919 comme
ordonnance d'un officier à Cagliari.
En 1920, l'Italie est agitée par la montée du mouvement fasciste
de Mussolini. Justin quitte son pays par Vintimille et arrive
en France. Il devient carrier (dans une exploitation de bauxite),
mécanicien, chauffeur, puis gardien et régisseur d'une propriété
de la famille royale de Grèce à Saint-Tropez. Il a beaucoup
de chance et rencontre alors toutes les personnalités du monde
entier : Vincent Auriol, le futur empereur du Japon, le duc
d'Edimbourg, le roi de Grèce, le futur roi d'Espagne, la reine
du Danemark, l'ex-roi d'Italie, la famille grand-ducale du
Luxembourg, la reine Juliana des Pays-Bas,.... Il obtient
la nationalité française en 1940.
Décoré de la Croix de Guerre par l'Italie, il reçoit en 2001
la médaille de l'Ordre des Chevaliers de Vittorio Veneto :
cette distinction avait été créée par l'Italie pour honorer
ses ultimes combattants survivants de la Première Guerre.
Eloigné de l'agitation médiatique entourant les ultimes témoins
de la Grande Guerre, il coule aujourd'hui des jours paisibles
entouré des siens. En prenant congé de lui ce 19 mai 2007
à dix-huit heures nous sommes émus : le regard et le signe
de la main qu'il nous adresse nous touche profondément, comme
si 14-18 nous saluait encore une dernière fois ...
Cette rencontre est à l'initiative de Pierre Malinowski que
je remercie ici particulièrement. Je tiens également à remercier
Jean-Pierre Tuveri pour son accueil, sa disponibilité et le
temps qu'il nous a consacré. Enfin et surtout, que soit chaleureusement
remercié Justin Tuveri qui, malgré la fatigue liée à son grand
âge, a accepté de nous livrer son témoignage.
[Rédigé les 26 et 27 mai 2007
par Frédéric Mathieu]
(1) Les deux autres sont Lazare Ponticelli et Louis De Cazenave,
nés en 1897.
(2) C'est la Triple Entente.
(3) Golfo Aranci est un port situé au nord-est de la Sardaigne.
(4) Le Trentin est une province du nord de l'Italie, dans
les Dolomites.
(5) Conco est à 20 km au nord-ouest de Bassano del Grappa.
(6) Vicenza est à 30km au sud de Marostica ; ses papiers militaires
indiquent qu'il y est transféré le 10 février 1918 pour y
être opéré.
(7) La Spezia est une importante ville portuaire entre Genova
et Livorno.
(8) Justin a été transféré vers Cagliari le 20 février 1918.
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